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Dans notre industrie, lorsque les entreprises parlent d’optimisation de leurs coûts de déplacements, elles pensent en premier lieu aux tarifs aériens (bien souvent le premier poste de dépense, loin devant les autres catégories), aux tarifs hôteliers (avec un manque de visibilité souvent important, en moyenne 41% de cette dépense échappe aux canaux recommandés), parfois aux tarifs de location courte durée et, fait plus récent, elles s’attaquent désormais au MICE. Mais qu’en est-il du ferroviaire ? Est-ce la cinquième roue du carrosse ?


Pour les entreprises nationales et les organismes publics, c’est souvent un budget important, pouvant talonner celui de l’hébergement. Pour les comptes globaux, c’est une dépense qui au niveau mondial peut paraître relativement faible (ce qui s’explique par une utilisation du train souvent cantonnée à quelques pays européens ou asiatiques), pesant autour des 4 à 5% de la dépense totale, mais qui peut tout de même représenter une dépense de plusieurs millions d’Euros pour les plus grands comptes. Dans les deux cas, les entreprises ont le sentiment que le secteur n’est pas concurrentiel et qu’elles n’ont pas ou peu de leviers de négociation. Mais tout le monde le sait, la concurrence arrive. Cela changera-t-il la donne ?

Les plus avisés le savent, l’ouverture à la concurrence est déjà effective en Europe pour le transport de passagers depuis 10 ans, mais cela ne concerne que les lignes transfrontalières. Ainsi, du moins en théorie, la concurrence est déjà possible sur des liaisons comme Paris-Londres ou Paris-Amsterdam depuis 2009. Par ailleurs, certains pays européens ont aussi anticipé le calendrier fixé par l’Europe : la Suède a ouvert ses lignes intérieures dès 1992, l’Angleterre en 1993, l’Allemagne en 1994. La France est clairement à la traine. Pour nous, la prochaine étape de la libéralisation ferroviaire concernera les Régions (qui ont en charge les TER), qui dès le mois de décembre de cette année, pourront conduire des appels d’offres ; cette mise en concurrence deviendra obligatoire à partir de décembre 2023. Dans les deux cas, il ne s’agira pas d’une concurrence frontale mais d’une attribution de marché, avec un opérateur unique, à l’instar de ce qui se pratique en Angleterre. Au niveau des grandes lignes, l’ouverture déjà effective sur les liaisons internationales concernera aussi les liaisons domestiques à partir de décembre 2020.

On peut légitimement se poser la question de l’impact de cette libéralisation. Depuis 10 ans qu’elle est effective, les effets sont restés quasi-invisibles. A l’époque, Air France et Veolia avaient sérieusement envisagé de se lancer, avant de se rétracter. Au final, seule une entreprise concurrente de la SNCF opère aujourd’hui en France : Thello, filiale des chemins de fers italiens, fait rouler des trains classiques sur deux lignes entre la France et l’Italie (Paris-Venise et Marseille-Milan), mais avec des fréquences, des temps de parcours et des niveaux de services qui ne sont pas adaptés aux voyageurs professionnels. A l’époque aussi, on attendait une concurrence entre acteurs historiques, notamment de la part de la DB (chemins de fer allemands). La réalité est que les obstacles sont nombreux à franchir avant de pouvoir parvenir à faire rouler des trains : un investissement financier en matériel roulant conséquent, un manque de personnel qualifié, une distribution complexe (bien qu’il existe aujourd’hui des acteurs indépendants comme Trainline ou Omio) et des sillons horaires difficiles à obtenir tant certaines lignes sont saturées. Conséquence directe, les nouveaux venus sont généralement des filiales d’acteurs historiques tandis que les mêmes acteurs historiques coopèrent au travers d’alliances (Thalys, Eurostar, Lyria, Elipsos mais aussi Alleo qui allie les deux grands rivaux que sont la SNCF et la DB) plutôt que de s’affronter directement.

Une exception notable est à relever : en 2006 des industriels italiens ont créé NTV (Nuovo Trasporto Viaggiatori), première société privée européenne de transport de voyageurs à grande vitesse. Leur TGV baptisé .Italo dessert les principales villes italiennes avec de nombreuses fréquences et des tarifs compétitifs. Les chemins de fers nationaux ont été contraints de baisser leurs prix et l’Italie peut désormais se targuer d’avoir les tarifs les plus bas d’Europe, avec un prix/km sur Rome-Milan inférieur de 45 % à ceux pratiqués sur Paris-Lyon. Pour autant, le service ne s’est pas dégradé, au contraire car de nouveaux trains à grande vitesse aux aménagement modernes (écrans individuels) ont été introduits et la fréquence a augmenté : un train toutes les 30mns sur Rome-Milan. En comparaison entre Paris et Lyon la fréquence est de l’ordre d’un train par heure. Résultat, les clients plébiscitent le train avec un marché en croissance sur lequel NTV détient 35% des parts de marché face à l’acteur historique Trenitalia.

Cet exemple italien pourrait préfigurer l’avenir chez nous après décembre 2020, car l’ouverture des lignes domestiques, bien plus lucratives et plus faciles à exploiter, devrait attiser les convoitises. Ainsi on sait qu’au moins deux transporteurs européens sont en discussion avancées avec le gestionnaire des infrastructures pour faire circuler des trains grandes lignes dès fin 2020. On cite fréquemment Transdev (qui s’est séparée en septembre dernier de…Veolia !) et Flixtrain (filiale de Flixbus, leader européen du transport par autocar). Le premier est le leader des opérateurs ferroviaires privés en Allemagne et fait circuler des trains dans 6 pays, en Europe et en Nouvelle-Zélande. Le deuxième s’est lancé dans le ferroviaire il y a un an, en Allemagne également, sur des trains grandes lignes classiques. Ils sont plutôt attendus sur des trains ‘classiques’ car la grande vitesse nécessite une expertise qui leur fait a priori défaut.

Pour ce qui concerne la grande vitesse, on pourrait voir arriver en France la DB qui y circule déjà mais au travers d’une alliance et qui s’intéresse aussi aux liaisons opérées par Eurostar, ou encore Trenitalia qui est déjà confrontée à la concurrence à grande vitesse sur son propre marché (comme vu plus haut) et qui a montré son intérêt pour concurrencer Thalys. Les deux opérateurs ont les moyens pour se lancer rapidement. Du côté des nouveaux entrants c’est une filiale d’Air Nostrum, Ilsa, qui a obtenu en septembre dernier les autorisations pour faire circuler des TGV entre Madrid et Montpellier via Barcelone et Perpignan. Cela donnera-t-il des idées à d’autres compagnies aériennes ? Air France, qui a vu le TGV lui grignoter des parts de marché sur ses lignes intérieures, pourrait-elle vouloir les récupérer ? Dernier exemple en date sur Paris-Bordeaux où le train dépasse désormais les 80% de parts de marché face à l’avion, de quoi faire réfléchir.

En définitive, on devrait voir de nouveaux acteurs arriver en France, d’abord au niveau des Régions (Keolis, Transdev, Flixtrain) via des appels d’offres et sur des liaisons pas toujours rentables mais subventionnées (à l’instar de certaines relations aériennes), puis dans un second temps sur les grandes lignes avec peut-être de belles surprises à la clé. Mais la bataille sera rude tant la SNCF a préparé le terrain en segmentant son offre avec TGV Inoui d’un côté et Ouigo de l’autre, en tirant les leçons de l’aérien où les low cost ont mis à mal les compagnies traditionnelles. Aux entreprises de tirer parti de cette concurrence qui se profile à un horizon en apparence encore lointain mais qui se prépare en coulisses dès aujourd’hui ; à la clé une possible optimisation des dépenses via des négociations et une augmentation de la satisfaction des voyageurs par une qualité de services accrue (fréquences, services à bord, facilité de réservation, information en cas de perturbations…). Du côté des voyageurs en tout cas cette ouverture est très attendue avec 7 Français sur 10 qui s’y disent favorables selon Trainline.

Christophe Drezet
Associé EPSA – Directeur de la BU Voyages et Déplacements